Philippe Delerm La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules

Автор работы: Пользователь скрыл имя, 02 Декабря 2012 в 20:25, реферат

Описание работы

Pas un couteau de cuisine, évidemment, ni un couteau de voyou à cran d'arrêt. Mais pas non plus un canif. Disons, un opinel n° 6, ou un laguiole. Un couteau qui aurait pu être celui d'un hypothétique et parfait grand-père. Un couteau qu'il aurait glissé dans un pantalon de velours chocolat à larges côtes. Un couteau qu'il aurait tiré de sa poche à l'heure du déjeuner, piquant les tranches de saucisson avec la pointe, pelant sa pomme lentement, le poing replié à même la lame. Un couteau qu'il aurait refermé d'un geste ample et cérémonieux, après le café bu dans un verre – et cela aurait signifié pour chacun qu'il fallait reprendre le travail.

Файлы: 1 файл

Philippe Delerm.doc

— 88.00 Кб (Скачать файл)

Le jardin immobile

On marche dans un jardin, l'été, quelque part en Aquitaine. C'est le creux du mois d'août, au début de l'après-midi. Pas un souffle de vent. Même la lumière semble dormir sur les tomates: juste un point de brillance sur chaque fruit rouge. La dernière pluie les a maculés d'un peu de terre. C'est bon, l'idée de les passer sous l'eau fraîche, et de goûter leur chair encore attiédie. À l'heure qui ne passe pas, juste déguster la déclinaison patiente des couleurs. Il y a des tomates d'un vert pâle, un peu plus foncé au cœur du réceptacle, et d'autres d'un presque orangé où dort une touche d'acide. Celles-là ne semblent pas faire ployer la branche. Seules les tomates mûres ont la sensualité penchée.

Un escabeau s'appuie contre le prunier d'ente. Plusieurs fruits sont tombés dans la petite allée qui court autour du potager. De loin, les prunes paraissent mauves, mais on découvre en les approchant toute une lutte entre bleu sombre et rose, et quelques grains de sucre collés sur la peau fragile: les fruits tombés se sont ouverts et pleurent une chair abricot brunie par la terre mouillée. Dans l'arbre, les prunes pas tout à fait mûres ont des rougeurs tachetées sur fond d'ocre-vert: le bleuté de leurs aînées les tente et les effraie.

On voudrait s'en tenir à l'ombre. Mais le soleil pleut dans les branches avec une implacable douceur. C'est lui qui fait le blond de tout le potager: celui des laitues paresseuses, mais aussi des bettes affalées contre le sol. Seules les feuilles des carottes résistent en piquante verdeur, comme si leur minceur les préservait d'un abandon languide. Au bout, contre la haie, c'est trop tard pour les framboisiers: loin du velours rubis-grenat, on en est déjà là au dessèchement brun, à la scorie parcheminée. De l'autre côté, le long du petit mur de pierre, court le poirier en espalier, avec cet ordonnancement symétrique des bras que vient féminiser l'oblongue matité du fruit moucheté de sable roux. Mais la fraîcheur la plus acidulée, la plus désaltérante monte du pied de vigne muscate déployé juste à côté. Les grappes hésitent entre l'or pâle et le vert d'eau, entre l'opaque et le translucide; les unes se gorgent de lumière quand les autres, plus réservées, préservent une pellicule de buée-poussière. Mais quelques grains déjà se nuancent de lie-de-vin, et dérangent la séduction adolescente des grappes vertes happant le soleil d'août.

Il fait chaud, mais le prunier, l'abricotier, le cerisier donnent leur ombre où dort aussi la table de ping-pong inemployée – quelques prunes rouges sont tombées sur la peinture émeraude écaillée. Il fait chaud, mais au plus profond d'août dort au jardin l'idée de l'eau. C'est autour d'une longue tige de bambou le tuyau d'arrosage aux couleurs délavées. La courbe irrégularité de ses méandres, la vétusté de ses raccords emmaillotés de chatterton et de ficelle ont quelque chose de familial, de pacifiant; l'eau qui viendra de là ne peut avoir de violence calcaire, de fraîcheur mécanique. De là coulera dans le soir une eau-douceur, une eau-sagesse, juste assez.

Mais maintenant, c'est l'heure du soleil, de l'immobilité sur tous les blonds, les verts, les roses – c'est l'heure de cueillir et d'arrêter.

Mouiller ses espadrilles

C'est à peine si le chemin semble mouillé. Sur le coup, on ne sent rien. Le pas reste léger, corde contre terre, avec cet ébranlement du sol sous le pied qui fait le plaisir de marcher en espadrilles. En espadrilles, on est tout juste assez civilisé pour tutoyer le globe, sans l'appréhension rétive du pied nu méfiant, sans l'excessive assurance du pied trop bien chaussé. En espadrilles c'est l'été, le monde est souple et chaud, parfois collant sur le goudron fondu. Mais sur le chemin de terre sablonneuse, juste après l'averse, c'est délicieux. Ça sent… les épis de maïs, les tiges de sureau, les feuilles tombées des peupliers – juste ces petites feuilles jaunes d'été paresseuses qui préfèrent dormir au pied de l'arbre. Voilà pour l'odeur blonde. Au-dessus, un parfum plutôt vert sombre monte des bords de l'eau, avec une touche de menthe sur le fade de la vase. Bien sûr, juste au-dessus des peupliers, le ciel à l'horizon se resserre en gris-mauve, avec cet éloignement des nuages satisfaits qui renoncent à pleuvoir. Le paysage, les odeurs, l'élasticité de la marche: les sensations mêlées restent en équilibre. Mais peu à peu, c'est le bas qui s'impose: le pied, le pas, le sol semblent tirer à eux le sens de la promenade. Quand on pense que les espadrilles sont mouillées, c'est beaucoup trop tard. La progression est implacable. Cela commence à la frange de la toile: une auréole indécise qui va s'étendre, et révéler tout le rêche du tissu. On croit enfiler des semelles de vent, du lin tellement fin qu'il coupe au bord du pied. Deux flaques traversées, et ce voile aérien devient le grain rugueux d'un sac à pommes de terre. La sensation d'humidité ne serait rien, mais il s'y mêle aussitôt une impression de lourdeur insupportable. La semelle hypocrite rend les armes, après une feinte résistance: c'est d'elle que vient tout le mal, et sa corde nouée se vautre bientôt dans une mouillure compacte, une aqueuse perversité, rien ne respire. Le carénage de caoutchouc fait pitié: à quoi bon protéger d'une nuance de confort moderniste le désastre irrémédiable? Une espadrille est une espadrille. Trempée, elle pèse de plus en plus lourd, et l'odeur de la vase prend le pas sur celle des peupliers. Le ciel ne menace plus de rien, mais bêtement on est mouillé, l'été s'englue, le sable colle. Et puis on sait déjà. Les espadrilles ne sèchent jamais tout à fait. Sur l'appui d'une fenêtre ou dans un placard à chaussures, elles se recroquevillent, le nœud de corde s'épanouit en bourre pelucheuse, la toile est lourde pour jamais, l'auréole se fige.

Dès les premiers signes du mal, le diagnostic est consternant: pas de rémission, pas d'espoir. Mouiller ses espadrilles, c'est connaître l'amère volupté d'un naufrage complet.


Информация о работе Philippe Delerm La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules