Philippe Delerm La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules

Автор работы: Пользователь скрыл имя, 02 Декабря 2012 в 20:25, реферат

Описание работы

Pas un couteau de cuisine, évidemment, ni un couteau de voyou à cran d'arrêt. Mais pas non plus un canif. Disons, un opinel n° 6, ou un laguiole. Un couteau qui aurait pu être celui d'un hypothétique et parfait grand-père. Un couteau qu'il aurait glissé dans un pantalon de velours chocolat à larges côtes. Un couteau qu'il aurait tiré de sa poche à l'heure du déjeuner, piquant les tranches de saucisson avec la pointe, pelant sa pomme lentement, le poing replié à même la lame. Un couteau qu'il aurait refermé d'un geste ample et cérémonieux, après le café bu dans un verre – et cela aurait signifié pour chacun qu'il fallait reprendre le travail.

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Philippe Delerm  
La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules

Un couteau dans la poche

Pas un couteau de cuisine, évidemment, ni un couteau de voyou à cran d'arrêt. Mais pas non plus un canif. Disons, un opinel n° 6, ou un laguiole. Un couteau qui aurait pu être celui d'un hypothétique et parfait grand-père. Un couteau qu'il aurait glissé dans un pantalon de velours chocolat à larges côtes. Un couteau qu'il aurait tiré de sa poche à l'heure du déjeuner, piquant les tranches de saucisson avec la pointe, pelant sa pomme lentement, le poing replié à même la lame. Un couteau qu'il aurait refermé d'un geste ample et cérémonieux, après le café bu dans un verre – et cela aurait signifié pour chacun qu'il fallait reprendre le travail.

Un couteau que l'on aurait trouvé merveilleux si l'on était enfant: un couteau pour l'arc et les flèches, pour façonner l'épée de bois, la garde sculptée dans l'écorce – le couteau que vos parents trouvaient trop dangereux quand vous étiez enfant.

Mais un couteau pour quoi? Car l'on n'est plus au temps de ce grand-père, et l'on n'est plus enfant. Un couteau virtuel, alors, et cet alibi dérisoire:

– Mais si, ça peut servir à plein de choses, en promenade, en pique-nique, même pour bricoler quand on n'a pas d'outil…

Ça ne servira pas, on le sent bien. Le plaisir n'est pas là. Plaisir absolu d'égoïsme: une belle chose inutile de bois chaud ou bien de nacre lisse, avec le signe cabalistique sur la lame qui fait les vrais initiés: une main couronnée, un parapluie, un rossignol, l'abeille sur le manche. Ah oui, le snobisme est savoureux quand il s'attache à ce symbole de vie simple. À l'époque du fax, c'est le luxe rustique. Un objet tout à fait à soi, qui gonfle inutilement la poche, et que l'on sort de temps en temps, jamais pour s'en servir, mais pour le toucher, le regarder, pour la satisfaction benoîte de l'ouvrir et de le refermer. Dans ce présent gratuit le passé dort. Quelques secondes on se sent à la fois le grand-père bucolique à moustache blanche et l'enfant près de l'eau dans l'odeur du sureau. Le temps d'ouvrir et refermer la lame, on n'est plus entre deux âges, mais à la fois deux âges – c'est ça, le secret du couteau.

 

Le paquet de gâteaux du dimanche matin

 

Des gâteaux séparés, bien sûr. Une religieuse au café, un paris-brest, deux tartes aux fraises, un mille-feuille. À part pour un ou deux, on sait déjà à qui chacun est destiné – mais quel sera celui-en-supplément-pour-les-gourmands? On égrène les noms sans hâte. De l'autre côté du comptoir, la vendeuse, la pince à gâteaux à la main, plonge avec soumission vers vos désirs; elle ne manifeste même pas d'impatience quand elle doit changer de carton – le mille-feuille ne tient pas. C'est important ce carton plat, carré, aux bords arrondis, relevés. Il va constituer le socle solide d'un édifice fragile, au destin menacé.

– Ce sera tout!

Alors la vendeuse engloutit le carton plat dans une pyramide de papier rose, bientôt nouée d'un ruban brun. Pendant l'échange de monnaie, on tient le paquet par en dessous, mais dès la porte du magasin franchie, on le saisit par la ficelle, et on l'écarté un peu du corps. C'est ainsi. Les gâteaux du dimanche sont à porter comme on tient un pendule. Sourcier des rites minuscules, on avance sans arrogance, ni fausse modestie. Cette espèce de componction, de sérieux de roi mage, n'est-ce pas ridicule? Mais non. Si les trottoirs dominicaux ont goût de flânerie, la pyramide suspendue y est pour quelque chose – autant que ça et là quelques poireaux dépassant d'un cabas.

Paquet de gâteaux à la main, on a la silhouette du professeur Tournesol – celle qu'il faut pour saluer l'effervescence d'après messe et les bouffées de P.M.U., de café, de tabac. Petits dimanches de famille, petits dimanches d’autrefois, petits dimanches d'aujourd'hui, le temps balance en encensoir au bout d'une ficelle brune. Un peu de crème pâtissière a fait juste une tache en haut de la religieuse au café.

 

Aider à écosser des petits pois

 

C'est presque toujours à  cette heure creuse de la matinée où le temps ne penche plus vers rien. Oubliés les bols et les miettes du petit déjeuner, loin encore les parfums mitonnes du déjeuner, la cuisine est si calme, presque abstraite. Sur la toile cirée, juste un carré de journal, un tas de petits pois dans leur gousse, un saladier.

On n'arrive jamais au début de l'opération. On traversait la cuisine pour aller au jardin, pour voir si le courrier était passé…

– Je peux t'aider?

Ça va de soi. On peut aider. On peut s'asseoir à la table familiale et d'emblée trouver pour l'écossage ce rythme nonchalant, pacifiant, qui semble suscité par un métronome intérieur. C'est facile, d'écosser les petits pois. Une pression du pouce sur la fente de la gousse et elle s'ouvre, docile, offerte. Quelques-unes, moins mûres, sont plus réticentes – une incision de l'ongle de l'index permet alors de déchirer le vert, et de sentir la mouillure et la chair dense, juste sous la peau faussement parcheminée. Après, on fait glisser les boules d'un seul doigt. La dernière est si minuscule. Parfois, on a envie de la croquer. Ce n'est pas bon, un peu amer, mais frais comme la cuisine de onze heures, cuisine de l'eau froide, des légumes épluchés – tout près, contre l'évier, quelques carottes nues brillent sur un torchon, finissent de sécher.

Alors on parle à petits coups, et là aussi la musique des mots semble venir de l'intérieur, paisible, familière. De temps en temps, on relève la tête pour regarder l'autre, à la fin d'une phrase; mais l'autre doit garder la tête penchée – c'est dans le code. On parle de travail, de projets, de fatigue – pas de psychologie. L'écossage des petits pois n'est pas conçu pour expliquer, mais pour suivre le cours, à léger contretemps. Il y en aurait pour cinq minutes, mais c'est bien de prolonger, d'alentir le matin, gousse à gousse, manches retroussées. On passe les mains dans les boules écossées qui remplissent le saladier. C'est doux; toutes ces rondeurs contiguës font comme une eau vert tendre, et l'on s'étonne de ne pas avoir les mains mouillées. Un long silence de bien-être clair, et puis:

– Il y aura juste le pain à aller chercher.

Prendre un porto

D'emblée, c'est hypocrite:

– Un petit porto, alors!

On dit cela avec une infime réticence, une affabilité  restrictive. Bien sûr, on n'est pas de ces rabat-joie qui refuseraient toutes les largesses apéritives. Mais le «petit porto alors» tient davantage de la concession que de l'enthousiasme. On jouera sa partie, mais tout petit, mezza voce, à furtives lampées.

Un porto, ça ne se boit pas, ça se sirote. C'est l'épaisseur veloutée qui est en cause, mais aussi la parcimonie affectée. Pendant que les autres se livrent à l'amertume triomphale et glaçonnée du whisky, du martini-gin, on fera dans la tiédeur vieille France, dans le fruité du jardin de curé, dans le sucré suranné – juste de quoi faire rosir des joues de demoiselle.

Les deux «o» de porto gouleyent au fond de la bouteille noire. Porto, ça roule au fond d'un golfe sombre, avec un port de tête altier de gentilhombre. De la noblesse cléricale, austère, et cependant galonnée d'or. Mais dans le verre, il reste seulement l'idée du noir. Plus grenat que rubis, c'est de la lave douce où donnent des histoires de couteau, des soleils de vengeance, et des menaces de couvent sous le fil du poignard. Oui, toute cette violence, mais endormie par le cérémonial du petit verre, par la sagesse des gorgées timides. Du soleil cuit, des éclats assourdis. Une saveur perverse de fruit mat où se seraient noyés les débordements, les brillances. À chaque lampée, on laisse le porto remonter vers une source chaude. C'est un plaisir à l'envers, qui s'épanouit à contretemps, quand la sobriété se fait sournoise. À chaque coup de langue en rouge et noir monte plus fort le lourd velours. Chaque gorgée est un mensonge.

L'odeur des pommes

On entre dans la cave. Tout de suite, c’est ça qui vous prend. Les pommes sont là, disposées sur des claies – des cageots renversés. On n'y pensait pas. On n'avait aucune envie de se laisser submerger par un tel vague à l'âme. Mais rien à faire. L'odeur des pommes est une déferlante. Comment avait-on pu se passer si longtemps de cette enfance âcre et sucrée?

Les fruits ratatinés doivent être délicieux, de cette fausse sécheresse où la saveur confite semble s'être insinuée dans chaque ride. Mais on n'a pas envie de les manger. Surtout ne pas transformer en goût identifiable ce pouvoir flottant de l'odeur. Dire que ça sent bon, que ça sent fort? Mais non. C'est au-delà… Une odeur intérieure, l'odeur d'un meilleur soi. Il y a l'automne de l'école enfermé là. À l'encre on griffe le papier de pleins, de déliés. La pluie bat les carreaux, la soirée sera longue…

Mais le parfum des pommes est plus que du passé. On pense à autrefois à cause de l'ampleur et de l'intensité, d'un souvenir de cave salpêtrée, de grenier sombre. Mais c'est à  vivre là, à tenir là, debout. On a derrière soi les herbes hautes et la mouillure du verger. Devant, c'est comme un souffle chaud qui se donne dans l'ombre. L'odeur a pris tous les bruns, tous les rouges, avec un peu d'acide vert. L'odeur a distillé la douceur de la peau, son infime rugosité. Les lèvres sèches, on sait déjà que cette soif n'est pas à étancher. Rien ne se passerait à mordre une chair blanche. Il faudrait devenir octobre, terre battue, voussure de la cave, pluie, attente. L'odeur des pommes est douloureuse. C'est celle d'une vie plus forte, d'une lenteur qu'on ne mérite plus.

Le croissant du trottoir

On s'est réveillé le premier. Avec une prudence de guetteur indien on s'est habillé, faufilé  de pièce en pièce. On a ouvert et refermé la porte de l'entrée avec une méticulosité d'horloger. Voilà. On est dehors, dans le bleu du matin ourlé de rosé: un mariage de mauvais goût s'il n'y avait le froid pour tout purifier. On souffle un nuage de fumée à chaque expiration: on existe, libre et léger sur le trottoir du petit matin. Tant mieux si la boulangerie est un peu loin. Kerouac mains dans les poches, on a tout devancé: chaque pas est une fête. On se surprend à marcher sur le bord du trottoir comme on faisait enfant, comme si c'était la marge qui comptait, le bord des choses. C'est du temps pur, cette maraude que l'on chipe au jour quand tous les autres dorment.

Presque tous. Là-bas, il faut bien sûr la lumière chaude de la boulangerie – c'est du néon, en fait, mais l'idée de chaleur lui donne un reflet d'ambre. Il faut ce qu'il faut de buée sur la vitre quand on s'approche, et l'enjouement de ce bonjour que la boulangère réserve aux seuls premiers clients – complicité de l'aube.

– Cinq croissants, une baguette moulée pas trop cuite!

Le boulanger en maillot de corps fariné se montre au fond de la boutique, et vous salue comme on salue les braves à l'heure du combat.

On se retrouve dans la rue. On le sent bien: la marche du retour ne sera pas la même. Le trottoir est moins libre, un peu embourgeoisé par cette baguette coincée sous un coude, par ce paquet de croissants tenu de l'autre main. Mais on prend un croissant dans le sac. La pâte est tiède, presque molle. Cette petite gourmandise dans le froid, tout en marchant: c'est comme si le matin d'hiver se faisait croissant de l'intérieur, comme si l'on devenait soi-même four, maison, refuge. On avance plus doucement, tout imprégné de blond pour traverser le bleu, le gris, le rosé qui s'éteint. Le jour commence, et le meilleur est déjà pris.

Le bruit de la dynamo

Ce petit frôlement qui freine et frotte en ronronnant contre la roue. Il y avait si longtemps que l'on n'avait plus fait de bicyclette entre chien et loup! Une voiture est passée en klaxonnant, alors on a retrouvé ce vieux geste: se pencher en arrière, la main gauche ballante, et appuyer sur le bouton-poussoir – à distance des rayons, bien sûr. Bonheur de déclencher cet assentiment docile de la petite bouteille de lait qui s'incline contre la roue. Le mince faisceau jaune du phare fait aussitôt la nuit toute bleue. Mais c'est la musique qui compte. Le petit frr frr rassurant semble n'avoir jamais cessé. On devient sa propre centrale électrique, à pédalées rondes. Ce n'est pas le frottement d'un garde-boue qui se déplace. Non, l'adhésion caoutchoutée du pneu au bouchon rainuré de la dynamo donne moins la sensation d'une entrave que celle d'un engourdissement bénéfique. La campagne alentour s'endort sous la vibration régulière.

Remontent alors des matinées d'enfance, la route de l'école avec le souvenir des doigts glacés. Des soirs d'été où on allait chercher le lait à la ferme voisine – en contrepoint le brinquebalement de la boîte de métal dont la petite chaîne danse. Des aubes en partance de pêche, avec derrière soi une maison qui dort, et les cannes de bambou légères entrechoquées. La dynamo ouvre toujours le chemin d'une liberté à déguster dans le presque gris, le pas tout à fait mauve. C'est fait pour pédaler tout doux, tout sage, attentif au déroulement du mécanisme pneumatique. Sur fond de dynamo, on se déplace rond, à la cadence d'un moteur de vent qui mouline avec l'air de rien des routes de mémoire.

L'inhalation

Ah! Les petites maladies de l'enfance vous laissent quelques jours de convalescence, à lire au lit des Bugs Bunny! Hélas, quand on vieillit, les plaisirs de la maladie deviennent rares. Il y a le grog, bien sûr. Prendre un bon grog corsé tout en se faisant plaindre est un moment précieux. Mais plus subtile peut-être est la volupté de l'inhalation.

On ne s'y résout pas tout de suite. De loin, l'inhalation paraît amère, vaguement vénéneuse. On l'assimile aux gargarismes, qui laissent dans la bouche un goût fade et cuivré. Mais après tout, on est si mal, la tête lourde et prise. On a soudain l'impression qu'un peu de mieux viendra de la cuisine. Oui, près du fourneau, de l'évier, du réfrigérateur, une espèce de simplicité fonctionnelle peut vous soulager. Le flacon de Fumigalène est là, sur l'étagère, à côté des sachets de tilleul et de thé. Sur l'étiquette, un profil démodé happe avec délice une volute de fumée blanc neige. C'est cela qui décide: cette impression de renouer avec un rituel démodé.

On fait chauffer de l'eau. Autrefois, on avait un inhalateur en plastique dont les deux parties se déboîtaient toujours et qui laissait des cernes sous les yeux. En éloignant un peu son livre, on pouvait même lire. Mais maintenant, on a perdu cet appareil, et c'est encore mieux. Il suffit de verser l'eau bouillante dans un bol, d'y ajouter une cuillère de ce liquide doré, translucide, qui aussitôt versé diffuse un nuage verdâtre, pois cassé. On se couvre la tête d'une serviette-éponge. Voilà. Le voyage commence, et l'on est englouti. De l'extérieur, on a toutes les apparences de quelqu'un qui se soigne sainement, avec une énergie mécanique et docile. En dessous, c'est autre chose. Une sorte de ramollissement cérébral gagne, et on plonge bientôt dans une moiteur confuse. La sueur monte aux tempes. Mais c'est à l'intérieur que tout se joue. Une respiration régulière, profonde, apparemment vouée à la libération méthodique des sinus, initie au pouvoir du Fumigalène pervers. Parfaitement immobile, on erre délicieusement avec des gestes d'une ampleur amphibienne dans la jungle pâle du poison vert tendre. L'eau vient de la fumée, la fumée vient de l'eau. On se dilate dans l'évanescence, et bientôt la torpeur. Tout près, très loin, des bruits de repas préparé viennent d'un monde simple. Mais immergé dans la vapeur des fièvres intérieures, on ne veut plus lever le voile.

 

On pourrait presque manger dehors

 

C'est le «presque»  qui compte, et le conditionnel. Sur le coup, ça semble une folie. On est tout juste au début de mars, la semaine n'a été que pluie, vent et giboulées. Et puis voilà. Depuis le matin, le soleil est venu avec une intensité mate, une force tranquille. Le repas de midi est prêt, la table mise. Mais même à l'intérieur, tout est changé. La fenêtre entrouverte, la rumeur du dehors, quelque chose de léger qui flotte.

«On pourrait presque manger dehors.» La phrase vient toujours au même instant. Juste avant de passer à table, quand il semble qu'il est trop tard pour bousculer le temps, quand les crudités sont déjà posées sur la nappe. Trop tard? L'avenir sera ce que vous en ferez. La folie vous poussera peut-être à vous précipiter dehors, à passer un coup de chiffon fiévreux sur la table de jardin, à proposer des pull-overs, à canaliser l'aide que chacun déploie avec un enjouement maladroit, des déplacements contradictoires. Ou bien vous vous résignerez à déjeuner au chaud – les chaises sont bien trop mouillées, l'herbe si haute…

Mais peu importe. Ce qui compte, c'est le moment de la petite phrase. On pourrait presque… C'est bon, la vie au conditionnel, comme autrefois, dans les jeux enfantins: «On aurait dit que tu serais…» Une vie inventée, qui prend à contre-pied les certitudes. Une vie presque: à portée de la main, cette fraîcheur. Une fantaisie modeste, vouée à la dégustation transposée des rites domestiques. Un petit vent de folie sage qui change tout sans rien changer…

Parfois, on dit: «On aurait presque pu…» Là, c'est la phrase triste des adultes qui n'ont gardé en équilibre sur la boîte de Pandore que la nostalgie. Mais il y a des jours où l'on cueille le jour au moment flottant des possibles, au moment fragile d'une hésitation honnête, sans orienter à l'avance le fléau de la balance. Il y a des jours où l'on pourrait presque.

Aller aux mûres

C'est une balade à faire avec de vieux amis, à la fin de l'été. C'est presque la rentrée, dans quelques jours tout va recommencer; alors c'est bon, cette dernière flânerie qui sent déjà septembre. On n'a pas eu besoin de s'inviter, de déjeuner ensemble. Juste un coup de téléphone, au début du dimanche après-midi:

– Vous viendriez cueillir des mûres?

– C'est drôle, on allait justement vous le proposer!

On s'en revient toujours au même endroit, le long de la petite route, à l'orée du bois. Chaque année, les ronciers deviennent plus touffus, plus impénétrables. Les feuilles ont ce vert mat, profond, les tiges et les épines cette nuance lie-de-vin qui semblent les couleurs mêmes du papier vergé avec lequel on couvre livres et cahiers.

Chacun s'est muni d'une boîte en plastique où  les baies ne s'écraseront pas. On commence à cueillir sans trop de frénésie, sans trop de discipline. Deux ou trois pots de confitures suffiront, aussitôt dégustés aux petits déjeuners d'automne. Mais le meilleur plaisir est celui du sorbet. Un sorbet à la mûre consommé le soir même, une douceur glacée où dort tout le dernier soleil fourré de fraîcheur sombre.

Les mûres sont petites, noir brillant. Mais on préfère goûter en cueillant celles qui gardent encore quelques grains rouges, un goût acidulé. On a vite les mains tachées de noir. On les essuie tant bien que mal sur les herbes blondes. En lisière du bois, les fougères se font rousses, et pleuvent en crosses recourbées au-dessus des perles mauves de bruyère. On parle de tout et de rien. Les enfants se font graves, évoquent leur peur ou leur désir d'avoir tel ou tel prof. Car ce sont les enfants qui mènent la rentrée, et le sentier des mûres a le goût de l'école. La route est toute douce, à peine vallonnée: c'est une route pour causer. Entre deux averses, la lumière avivée se donne encore chaude. On a cueilli les mûres, on a cueilli l'été. Dans le petit virage aux noisetiers, on glisse vers l'automne.

La première gorgée de bière

C'est la seule qui compte. Les autres, de plus en plus longues, de plus en plus anodines, ne donnent qu'un empâtement tiédasse, une abondance gâcheuse. La dernière, peut-être, retrouve avec la désillusion de finir un semblant de pouvoir…

Mais la première gorgée! Gorgée? Ça commence bien avant la gorge. Sur les lèvres déjà cet or mousseux, fraîcheur amplifiée par l'écume, puis lentement sur le palais bonheur tamisé d'amertume. Comme elle semble longue, la première gorgée! On la boit tout de suite, avec une avidité faussement instinctive. En fait, tout est écrit: la quantité, ce ni trop ni trop peu qui fait l'amorce idéale; le bien-être immédiat ponctué par un soupir, un claquement de langue, ou un silence qui les vaut; la sensation trompeuse d'un plaisir qui s'ouvre à l'infini… En même temps, on sait déjà. Tout le meilleur est pris. On repose son verre, et on l'éloigné même un peu sur le petit carré buvardeux. On savoure la couleur, faux miel, soleil froid. Par tout un rituel de sagesse et d'attente, on voudrait maîtriser le miracle qui vient à la fois de se produire et de s'échapper. On lit avec satisfaction sur la paroi du verre le nom précis de la bière que l'on avait commandée. Mais contenant et contenu peuvent s'interroger, se répondre en abîme, rien ne se multipliera plus. On aimerait garder le secret de l'or pur, et l'enfermer dans des formules. Mais devant sa petite table blanche éclaboussée de soleil, l'alchimiste déçu ne sauve que les apparences, et boit de plus en plus de bière avec de moins en moins de joie. C'est un bonheur amer: on boit pour oublier la première gorgée.

L'autoroute la nuit

La voiture est étrange: à  la fois comme une petite maison familière et comme un vaisseau sidéral. À portée de la main, des bonbons menthe-réglisse. Mais sur le tableau de bord, ces pôles phosphorescents vert électrique, bleu froid, orange pâle. On n'a même pas besoin de la radio – tout à l'heure, peut-être, à minuit, pour les informations. C'est bon de se laisser gagner par cet espace. Bien sûr, tout semble docile, tout obéit: le levier de vitesses, le volant, un coup d'essuie-glace, une pression légère sur le lève-vitre. Mais en même temps l'habitacle vous mène, impose son pouvoir. Dans ce silence capitonné de solitude, on est un peu comme dans un fauteuil de cinéma: le film défile devant soi, et semble l'essentiel, mais l'imperceptible lévitation du corps donne la sensation d'une dépendance consentie, qui compte aussi.

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