Philippe Delerm La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules

Автор работы: Пользователь скрыл имя, 02 Декабря 2012 в 20:25, реферат

Описание работы

Pas un couteau de cuisine, évidemment, ni un couteau de voyou à cran d'arrêt. Mais pas non plus un canif. Disons, un opinel n° 6, ou un laguiole. Un couteau qui aurait pu être celui d'un hypothétique et parfait grand-père. Un couteau qu'il aurait glissé dans un pantalon de velours chocolat à larges côtes. Un couteau qu'il aurait tiré de sa poche à l'heure du déjeuner, piquant les tranches de saucisson avec la pointe, pelant sa pomme lentement, le poing replié à même la lame. Un couteau qu'il aurait refermé d'un geste ample et cérémonieux, après le café bu dans un verre – et cela aurait signifié pour chacun qu'il fallait reprendre le travail.

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Dehors, dans le faisceau des phares, entre le rail à droite et les buissons à gauche, c'est la même quiétude. Mais on ouvre la vitre d'un seul coup, et le dehors vient gifler la demi-somnolence: c'est la vitesse crue qui resurgit. Dehors, cent vingt kilomètres à l'heure ont la densité compacte d'une bombe d'acier lancée entre deux rails.

On traverse la nuit. Les panneaux espacés – Futuroscope, Poitiers-Nord, Poitiers-Sud, prochaine sortie Marais poitevin – ont des noms bien français qui sentent les leçons de géographie. Mais c'est une saveur abstraite, une réalité aveugle que l'on efface avec un vieux fond de roublardise cossarde: cette France virtuelle que l'on abolit, un pied sur l'accélérateur, un œil sur le compteur kilométrique, c'est une leçon de plus que l'on n'apprendra pas.

Cafétéria dix kilomètres. On va s'arrêter. Déjà  on aperçoit la cathédrale de lumière toute plate au loin, et de plus en plus large, comme le port s'avance à la fin d'un voyage en bateau. Super + 98. Le vent est frais. Cet assentiment mécanique du bec verseur, le ronronnement du compteur. Puis la cafétéria, une épaisseur vaguement poisseuse, comme dans toutes les gares, tous les havres nocturnes. Expresso – supplément sucre. C'est l'idée du café qui compte, pas le goût. Chaleur, amertume. Quelques pas gourds, le regard vague, quelques silhouettes croisées, mais pas de mots. Et puis le vaisseau retrouvé, la coque où l'on se moule. Le sommeil est passé. Tant mieux si l'aube reste loin.

Dans un vieux train

Pas dans le T.G.V., non! Ni dans le turbotrain, ni même dans un train corail. Mais dans un de ces vieux trains kaki qui sentent les années soixante. On s'attendait à l'asepsie fonctionnelle d'un wagon tout en longueur, à l'ouverture automatique d'une porte coulissante. Mais sur cette ligne familière, c'est bien un vieux train d'autrefois qu'on a remis en service ce jour-là. Pourquoi? On ne le saura pas.

On avance dans le couloir. Le premier geste qui change tout, c'est de tirer la porte du compartiment. Dans une bouffée de chaleur électrique et molle, on accède par effraction à une intimité plus ou moins vautrée, plus ou moins distante: on vous toise de bas en haut. Foin de l'anonymat des wagons monolithiques! Ne pas saluer, ne pas s'enquérir de la possibilité de prendre place relèverait de la barbarie. Il y faut même une sorte d’inquiétude chagrine qui fait partie du rite. C'est le sésame. Ayant requis l'honneur de s'intégrer au salon familial, on y est accepté par un assentiment qui tient du borborygme.

Dès lors, on peut se caler coin-couloir et déplier les jambes. Le regard de chaque passager obéit à une petite gymnastique instinctive et complexe: pause possible sur le sol noir caoutchouté, entre les pieds des occupants; pause prolongée bienvenue juste au-dessus des visages. Les positions intermédiaires – les plus intéressantes pourtant – sont à effectuer furtivement. Mais nul n'est dupe: l'acuité de l'œil dément alors la pudeur de sa course. Une échappée vers le paysage semble de bon aloi, avec étape sur les cendriers plombés gravés S.N.C.F. Mais c'est en haut, près du miroir clouté, que l'œil revient se poser à son aise. Dans un petit cadre métallique, le cliché noir et blanc de Moustiers-Sainte-Marie (Hautes-Alpes) ne suscite pourtant aucun désir d'évasion. Il éveille davantage une vie ancienne, propre aux usages compartimentaux, aux casse-croûte. On y respire presque une odeur de saucisson coupé à l'opinél, on y pressent le déploiement de la serviette à carreaux rouges. On se replonge dans l’époque où le voyage était événement, où l'on vous attendait sur le quai de la gare avec des questions protocolaires:

– Non, j'étais bien. Coin-couloir, un jeune couple, deux militaires, un vieux monsieur qui est descendu aux Aubrais.

 

Le Tour de France

 

Le Tour de France, c'est l'été. L'été qui ne peut pas finir, la chaleur méridienne de juillet. Dans les maisons on tire les persiennes, la vie devient plus lente, la poussière danse dans les rais de soleil. Se tenir à l'enclos quand le ciel est si bleu semble déjà discutable. Mais s'avachir devant un poste de télévision quand les forêts sont profondes, quand l'eau promet la fraîcheur, la lumière! Pourtant on a le droit, si c'est pour regarder le Tour de France. Il s'agit là d'un rite respectable, qui échappe au farniente bestial, à la mollesse végétative. D'ailleurs on ne regarde pas le Tour de France. On regarde les Tours de France. Oui, dans chaque image du peloton lancé sur les routes d'Auvergne ou de Bigorre s'inscrivent en filigrane tous les pelotons du passé. Sous les maillots fluo, phosphorescents, on voit tous les anciens maillots de laine – le jaune d'Anquetil, tout juste paraphé d'une broderie Helyett; le bleu-blanc-rouge de Roger Rivière, avec ses manches si courtes; le violine et jaune de Raymond Poulidor, Mercier-BP-Hutchinson. À travers les roues lenticulaires, on devine les boyaux croisés sur les épaules de Lapébie ou de René Vietto. La caillasse solitaire de La Forclaz s'ébauche sur le bitume surpeuplé de l'Alpe-d'Huez.

Il y a toujours quelqu'un pour dire:

– Moi, ce que j'aime dans le Tour, c'est les paysages!

De fait, on traverse une France surchauffée, festive, dont le peuple s'égrène au fil des plaines, des villes et des cols. L'osmose entre les hommes et le décor se fait dans une ferveur bon enfant, quelquefois débordée par des hurluberlus surexcités. Mais sur fond de Galibier pierreux, de Tourmalet brumeux, un peu de paillardise franchouillarde ne fait que souligner la dimension mythique des héros.

Moins décisives, les étapes de plat sont tout aussi suivies. Le sentiment de voir passer le Tour y est plus ramassé, plus compact, et donne son prix au déploiement de la caravane publicitaire. Peu importent les bouleversements au classement général. C'est l'idée qui compte: communier un instant avec toute la France du soleil et des moissons. Sur l'écran du téléviseur, les étés se ressemblent, et les attaques les plus vives ont goût de menthe à l'eau.

Un banana-split

On n'en prend jamais. C'est trop monstrueux, presque fade à force d'opulence sucreuse. Mais voilà. On a trop fait ces derniers temps dans le camaïeu raffiné, l'amertume ton sur ton. On a poussé jusqu'à l'île flottante le léger vaporeux, l'insaisissable, et jusqu'à la coupelle aux quatre fruits rouges la luxuriance estivale mesurée. Alors, pour une fois, on ne saute pas sur le menu la ligne réservée au banana-split.

– Et pour vous?

– Un banana-split.

C'est assez difficile à commander, cette montagne de bonheur simple. Le garçon l'enregistre avec une objectivité déférente, mais on se sent quand même un peu penaud. Il y a quelque chose d'enfantin dans ce désir total, que ne vient cautionner aucune morale diététique, aucune réticence esthétique. Banana-split, c'est la gourmandise provocante et puérile, l'appétit brut. Quand on vous l'apporte, les clients des tables voisines lorgnent l'assiette avec un œil goguenard. Car c'est servi sur assiette, le banana-split, ou dans une vaste barquette à peine plus discrète. Partout, dans la salle, ce ne sont que coupes minces pour cigognes, gâteaux étroits dont l'intensité chocolatée se recueille dans une étique soucoupe. Mais le banana-split s'étale: c'est un plaisir à ras de terre. Un vague empilement de la banane sur les boules de vanille et de chocolat n'empêche pas la surface, exacerbée par une dose généreuse de chantilly ringarde. Des milliers de gens sur terre meurent de faim. Cette pensée est recevable à la rigueur devant un pavé au chocolat amer. Mais comment l'affronter face au banana-split? La merveille étalée sous le nez, on n'a plus vraiment faim. Heureusement, le remords s'installe. C'est lui qui vous permettra d'aller au bout de toute cette douceur languissante. Une perversité salubre vient à la rescousse de l'appétit flageolant. Comme on volait enfant des confitures dans l'armoire, on dérobe au monde adulte un plaisir indécent, réprouvé par le code – jusqu'à l'ultime cuillerée, c'est un péché.

Invité  par surprise

Vraiment, ce n'était pas prévu. On avait encore du travail à faire pour le lendemain. On était juste passé pour un renseignement, et puis voilà:

– Tu dînes avec nous? Mais alors simplement, à la fortune du pot!

Les quelques secondes où l'on sent que la proposition va venir sont délicieuses. C'est l'idée de prolonger un bon moment, bien sûr, mais celle aussi de bousculer le temps. La journée avait déjà été si prévisible; la soirée s'annonçait si sûre et programmée. Et puis voilà, en deux secondes, c'est un grand coup de jeune: on peut changer le cours des choses au débotté. Bien sûr on va se laisser faire.

Dans ces cas-là, rien de gourmé: on ne va pas vous cantonner dans un fauteuil côté salon pour un apéritif en règle. Non, la conversation va se mitonner dans la cuisine – tiens, si tu veux m'aider à éplucher les pommes de terre! Un épluche-légumes à la main, on se dit des choses plus profondes et naturelles. On croque un radis en passant. Invité par surprise, on est presque de la famille, presque de la maison. Les déplacements ne sont plus limités. On accède aux recoins, aux placards. Tu la mets où, ta moutarde? il y a des parfums d'échalote et de persil qui semblent venir d'autrefois, d'une convivialité lointaine – peut-être celle des soirs où l’on faisait ses devoirs sur la table de la cuisine?

Les paroles s'espacent. Plus besoin de tous ces mots qui coulent sans arrêt. Le meilleur, à présent, ce sont ces plages douces, entre les mots. Aucune gêne. On feuillette un bouquin au hasard de la bibliothèque. Une voix dit «Je crois que tout est prêt» et on refusera l'apéritif – bien vrai. Avant de dîner, on s'assoira pour bavarder autour de la table mise, les pieds sur le barreau un peu haut de la chaise paillée. Invité par surprise on se sent bien, tout libre, tout léger. Le chat noir de la maison lové sur les genoux, on se sent adopté. La vie ne bouge plus – elle s'est laissé inviter par surprise.

Lire sur la plage

Pas si facile, de lire sur la plage. Allongé sur le dos, c'est presque impossible. Le soleil éblouit, il faut tenir à bout de bras le livre au-dessus du visage. C'est bon quelques minutes, et puis on se retourne. Sur le côté, appuyé sur un coude, la main posée contre la tempe, l'autre main tenant le livre ouvert et tournant les pages, c'est assez inconfortable aussi. Alors on finit sur le ventre, les deux bras repliés devant soi. Au ras du sol, il y a toujours un peu de vent. Les petits cristaux micacés s'insinuent dans la reliure. Sur le papier grisâtre et léger des livres de poche, les grains de sable s'amassent, perdent leur éclat, se font oublier – c'est juste un poids supplémentaire qu'on disperse négligemment au bout de quelques pages. Mais sur le papier lourd, grenu et blanc des éditions d'origine, le sable s'insinue. Il se diffuse sur les aspérités crémeuses, et brille ça et là. C'est une ponctuation supplémentaire, un autre espace ouvert.

Le sujet du livre compte aussi. On tire de belles satisfactions à jouer sur le contraste. Lire un passage duJournal de Léautaud où il vilipende précisément les corps amassés sur les plages de Bretagne. Lire A l'ombre des jeunes filles en fleurs, et renouer avec un monde balnéaire de canotiers, d'ombrelles, et de saints distillés à l'ancienne. Plonger sous le soleil dans le malheur pluvieux d'Olivier Twist. Chevaucher à la d'Artagnan dans l’immobilité pesante de juillet.

Mais travailler «dans la couleur» est bon aussi: étirer à l'infini Le Désert de Le Clézio dans son propre désert; et dans les pages alors le sable dispersé prend des secrets de Touareg, des ombres lentes et bleues.

À lire trop longtemps les bras étalés devant soi, le menton s'enfonce, la bouche boit la plage, alors on se redresse, bras croisés contre la poitrine, une seule main glissée à intervalles pour tourner les pages et les marquer. C'est une position adolescente, pourquoi? Elle tire la lecture vers une ampleur un rien mélancolique. Toutes ces positions successives, ces essais, ces lassitudes, ces voluptés irrégulières, c'est la lecture sur la plage. On a la sensation de lire avec le corps.

Les loukoums chez l'Arabe

Parfois, on vous offre des loukoums dans une boîte de bois blanc pyrogravée. C'est le loukoum de retour de voyage ou, plus aseptisé encore, le loukoum-cadeau-du-dernier-moment. C'est drôle, mais on n'a jamais envie de ces loukoums-là. La large feuille transparente glacée qui délimite les étages et empêche de coller semble empêcher aussi de prendre du plaisir avec ce loukoum entre deux doigts – loukoum d'après le café qu'on appréhende sans conviction du bout de l'incisive, en secouant de l'autre main la poudre tombée sur son pull.

Non, le loukoum désirable, c'est le loukoum de la rue. On l'aperçoit dans la vitrine: une pyramide modeste mais qui fait vrai, entre les boîtes de henné, les pâtisseries tunisiennes vert amande, rosé bonbon, jaune d'or. La boutique est étroite, et pleine à craquer du sol au plafond. On entre là avec une timidité condescendante, un sourire trop courtois pour être honnête, déstabilisé par cet univers où les rôles ne sont pas distribués avec évidence. Ce jeune garçon aux cheveux crépus est-il vendeur, ou copain du fils du patron? Il y a quelques années, on avait toujours droit à un Berbère à petit béret bleu, on se lançait en confiance. Mais maintenant, il faut se risquer à l'aveuglette, au risque de passer pour ce qu'on est – un béotien gourmand désemparé. On ne saura pas si le jeune homme est vraiment vendeur, mais en tout cas il vend, et cette incertitude prolongée vous met un peu plus mal à l'aise. Six loukoums? À la rose? Tous à la rose, si vous voulez. Devant cette obligeance prodiguée avec une désinvolture que l'on craint légèrement moqueuse, la confusion grandit. Mais déjà le «vendeur» a rangé vos loukoums à la rose dans un sac en papier. On jette un œil émerveillé sur la cale au trésor, carénée de pois chiches et de bouteilles de Sidi Brahim, où même le rouge des boîtes de coca empilées a pris un petit air kabyle. On paie sans triomphalisme, on part presque comme un voleur, le sachet à la main. Mais là, sur le trottoir, quelques mètres plus loin, on a soudain sa récompense. Le loukoum de l'Arabe est juste à déguster comme ça, sur le trottoir, en douce, dans la fraîcheur du soir – tant pis pour la poudre qui s'éparpille sur les manches.

Le dimanche soir

Le dimanche soir! On ne met pas la table, on ne fait pas un vrai dîner. Chacun va tour à tour piocher au hasard de la cuisine un casse-croûte encore endimanché – très bon le poulet froid dans un sandwich à la moutarde, très bon le petit verre de bordeaux bu sur le pouce, pour finir la bouteille. Les amis sont partis sur le coup de six heures. Il reste une longue lisière. On fait couler un bain. Un vrai bain de dimanche soir, avec beaucoup de mousse bleue, beaucoup de temps pour se laisser flotter entre deux riens ouatés, brumeux. Le miroir de la salle de bains devient opaque, et les pensées se ramollissent. Surtout ne pas penser à la semaine qui s'achève, encore moins à celle qui va commencer. Se laisser fasciner par ces petites vagues au bout des doigts fripés par la mouillure chaude. Et puis, quand tout est vide, s'extirper enfin. Prendre un bouquin? Oui, tout à l'heure. À présent, une émission télévisée fera l'affaire. La plus idiote conviendra. Ah – regarder pour regarder, sans alibi, sans désir, sans excuse! C'est comme l'eau du bain: une hébétude qui vous engourdit d'un bien-être palpable. On se croit tout confortable jusqu'à la nuit, en pantoufles dans sa tête. Et c'est là qu'elle vient, la petite mélancolie. Le téléviseur peu à peu devient insupportable, et on l'éteint. On se retrouve ailleurs, parfois jusqu'à l'enfance, avec de vagues souvenirs de promenades à pas comptés, sur fond d'inquiétudes scolaires et d'amours inventées. On se sent traversé. C'est fort comme une pluie d'été, ce petit vague à l'âme qui s'invite, ce petit mal et bien qui revient, familier – c'est le dimanche soir. Tous les dimanches soir sont là, dans cette fausse bulle où rien n'est arrêté. Dans l'eau du bain les photos se révèlent.

 

Le trottoir roulant de la station Montparnasse

 

Du temps perdu, du temps gagné? En tout cas, c'est une longue parenthèse, ce trottoir qui défile, infiniment rectiligne, silencieux. À l'origine, il y a presque un aveu: on ne peut imposer un couloir aussi long, un transit aussi colossal. Les esclaves du stress urbain ont droit à quelque rémission. À condition toutefois de rester dans le courant, de convertir en accélération objective cet allégement nuageux dans leur parcours du combattant.

Il est immense, le trottoir roulant de la station Montparnasse. On s'y engage avec la même appréhension que sur les escalators des magasins. Mais ici, pas de marches dépliées comme des mâchoires d'alligator. Tout se fait dans l'horizontalité. Du coup, on éprouve le même type de vertige que lorsqu'on descend un escalier dans le noir, et que l'on croit à une dernière marche alors qu'il n'y en a plus.

Une fois embarqué sur cette eau vive, tout bascule. Est-ce le déroulement du trottoir qui contraint à une certaine raideur, ou bien compense-t-on par une réaction d'amour-propre ce soudain laisser-aller, ce laisser-faire? On voit bien devant soi quelques inconditionnels de la précipitation qui multiplient la vitesse du trottoir par de longues enjambées. Mais c'est bien meilleur de demeurer guetteur, la main posée sur la rampe noire.

En sens inverse glissent vers vous des silhouettes hiératiques, et c'est de part et d'autre le même regard faussement absent. Étrange façon de se croiser, proches et inaccessibles, dans cette fuite accélérée qui joue la nonchalance. Destins happés une seconde, visages presque abstraits, planant sur fond d'espace gris. Plus loin, le couloir réservé aux marcheurs impénitents, dédaigneux des facilités du trottoir mécanique. Ils vont très vite, soucieux de démontrer l'inanité des concessions à la paresse. On les ignore: leur désir de donner mauvaise conscience a quelque chose d'un peu fruste et ridicule. Il faut s'en tenir au charme accaparant du trottoir roulant. C'est une fièvre sage, au long du rail mélancolique. Dans l'immobilité fuyante, on est un personnage de Magritte, une enveloppe de banalité urbaine croisant des doubles évanescents sur un ruban d'infini plat.

Le cinéma

Ce n'est pas vraiment une sortie, le cinéma. On est à peine avec les autres. Ce qui compte, c'est cette espèce de flottement ouaté que l'on éprouve en entrant dans la salle. Le film n'est pas commencé; une lumière d'aquarium tamise les conversations feutrées. Tout est bombé, velouté, assourdi. La moquette sous les pieds, on dévale avec une fausse aisance vers un rang de fauteuils vide. On ne peut pas dire qu'on s'assoie, ni même qu'on se carre dans son siège. Il faut apprivoiser ce volume rebondi, mi-compact, mi-moelleux. On se love à petits coups voluptueux. En même temps, le parallélisme, l'orientation vers l'écran mêlent l'adhésion collective au plaisir égoïste.

Le partage s’arrête là ou presque. Que saura-t-on de ce géant désinvolte qui lit encore son journal, trois rangs devant? Quelques rires peut-être, aux moments où l'on n'aura pas ri – ou pire encore: quelques silences aux moments où l'on aura ri soi-même. Au cinéma, on ne se découvre pas. On sort pour se cacher, pour se blottir, pour s'enfoncer. On est au fond de la piscine, et dans le bleu tout peut venir de cette fausse scène sans profondeur, abolie par l'écran. Aucune odeur, aucun coulis de vent dans cette salle penchée vers une attente plate, abstraite, dans ce volume conçu pour déifier une surface.

L'obscurité se fait, l'autel s'allume. On va flotter, poisson de l'air, oiseau de l'eau. Le corps va s'engourdir, et l'on devient campagne anglaise, avenue de New York ou pluie de Brest. On est la vie, la mort, l'amour, la guerre, noyé dans l'entonnoir d'un pinceau de lumière où la poussière danse. Quand le mot fin s'inscrit, on reste prostré, en apnée. Puis la lumière insupportable se rallume. Il faut se déplier alors dans le coton, et s'ébrouer vers la sortie en somnambule. Surtout ne pas laisser tomber tout de suite les mots qui vont casser, juger, noter. Sur la moquette vertigineuse, attendre patiemment que le géant au journal soit passé devant. Cosmonaute pataud, garder quelques secondes cette étrange apesanteur.

Le pull d'automne

C'est toujours plus tard qu'on ne pensait. Septembre est passé si vite, plein de contraintes de rentrée. En retrouvant la pluie, on se disait «Voilà l'automne»; on acceptait que tout ne soit plus qu'une parenthèse avant l'hiver. Mais quelque part, sans trop se l'avouer, on attendait quelque chose. Octobre. Les vraies nuits de gel, dans la journée le ciel bleu sur les premières feuilles jaunes. Octobre, ce vin chaud, cette mollesse douce de la lumière, quand le soleil n'est bon qu'à quatre heures, l'après-midi, que tout prend la douceur oblongue des poires tombées de l'espalier.

Alors il faut un nouveau pull. Porter sur soi les châtaignes, les sous-bois, les bogues des marrons, le rouge rosé  des russules. Refléter la saison dans la douceur de la laine. Mais un pull neuf: choisir le nouveau feu qui va commencer de finir.

Dans des tons verts? Un vert d'Irlande, pois cassé, brumeux, whisky rugueux, sauvage et solitaire comme les champs de tourbe, l'herbe rase. Mais roux? il y a tant de rousseurs, chevelures ophéliennes, désir de goûter comme avant, pain-beurre-pain d'épice, forêts surtout, rousseur du sol, rousseur du ciel, insaisissables odeurs de foires et bois, de cèpes et d'eau. Et grège, pourquoi pas? Un pull à grosses mailles, à croisillons, comme si quelqu'un avait encore le temps de tricoter pour vous.

Un pull très grand: le corps va s'abolir, on sera la saison. Un pull en creux d'épaule, en espérant… Même pour soi, c'est bon, cette façon de jouer la fin des choses ton sur ton. Choisir le confort des mélancolies. Acheter la couleur des jours, un nouveau pull d'automne.

 

Apprendre une nouvelle dans la voiture

 

«France Inter, il est dix-sept heures, l'heure des informations, présentées par…» Un court indicatif musical, et puis: «La nouvelle vient de tomber sur les téléscripteurs: Jacques Brel est mort.»

À cet endroit, l'autoroute descend rapidement dans une vallée sans charme particulier, quelque part entre la sortie d'Évreux et celle de Mantes. On est passé là cent fois, sans autre préoccupation que celle de doubler un poids lourd, de commencer à s'inquiéter de la monnaie pour le péage. Tout à coup, le paysage est découpé, arrêté sur image. Ça se passe en une fraction de seconde. On sait que la photo est prise. Cette côte à trois voies bien anonyme et grise qui remonte vers la vallée de la Seine prend un caractère, une singularité qu'on ne soupçonnait pas. Peut-être même le camion Antar rouge et blanc sur la file de droite restera-t-il dans l'image. C'est comme si on découvrait la réalité d'un lieu qu'on n'avait pas envie de connaître, qu'on associait seulement à un certain ennui, à une légère fatigue, une abstraction morose du trajet.

De Jacques Brel, on avait des tas d'images, des souvenirs d'adolescence liés à des chansons, ce déferlement physique de l'ovation quand il chantait Amsterdam à l'Olympia en 1964. Mais tout cela va disparaître. Le temps va passer. On entendra d'abord beaucoup de chansons de Brel, beaucoup d'hommages. Puis un peu moins, et jusqu'à presque pas. Mais chaque fois, le val d'autoroute au moment de la nouvelle reviendra. C'est absurde ou magique, mais on n'y peut rien. La vie fait son film, et le pare-brise de la voiture peut devenir un écran, l'autoradio une caméra. Des bouts de pellicule tournent dans la tête. Mais c'est le voyage qui fait ça aussi, cette fausse familiarité des paysages l'un par l'autre effacés qui un jour se cristallise. La mort de Jacques Brel est une autoroute à trois voies, avec un gros camion Antar sur la file de droite.

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